dimanche 20 décembre 2009

Victime d'un Arc en ciel...


Mon métier m'en fait voir de toutes les couleurs...
Du rouge sang, du bleu hématome, du vert ecchymose, de l'orange bétadine, du noir mascara coulant, du blanc fracture ouverte...

Hommage à ce métier avec un petit texte pondu en début de carrière...
Hommage à ce métier que je vais retrouver demain pour en prendre plein les mirettes... Et les oreilles aussi quand même...



Claquement des talons quand j’arpente ce long couloir…
Claquement des talons quand je dis bonjour aux personnes âgées qui vivent dans ce repère de vieux, de fauteuils roulants, de tuberculeux, et de victimes…
Drôle d’endroit faut avouer…
De la médecine légale dans une maison de retraite…
Des petits vieux à qui on impose comme dernière image de la vie ces hématomes et ces larmes
Des personnes en larmes à qui on impose comme espoir des petits vieux en fauteuil roulant, crachant leur poumon
Claquement de mes talons dans ce couloir…
Et la porte de mon bureau que je vais fermer…

Elle a 21 ans.
Elle a changé de trottoir car elle a repéré au loin des mecs louches. Ils n’ont pas aimé qu’elle change de trottoir.
Ils l’ont agressé. Ils sont 3.
Ils la poussent dans l’escalier qui mène à un souterrain. Y en a un qui fait le guet.
Ils la violent. Sans préservatifs.
Elle a 21 ans.
Elle est étudiante et travaille à mi-temps.
Elle vit en couple.
Elle a 21 ans.
Elle s’arrache la peau autour des ongles.
Elle a 21 ans.
Ils la violent.
Elle parle peu.
Elle baisse la tête.
Elle tripote sa bague qu’elle retire et remet, retire et remet.
Elle s’arrache la peau autour des ongles.
Elle ne pleure pas.
Elle a une voix sourde.
Elle se fait petite.
Elle est prostrée.
Elle n’a pas de maquillage.
Elle se replie.
Elle lève les yeux sur moi et les ramène sur ses ongles.
Elle a 21 ans, elle a été violée, ils étaient trois.
Elle s’arrache la peau autour des ongles.

Certains s’assoient en face de moi, d’autres un peu en décalé.
Certains mettent les coudes sur le bureau et d’autres ont les mains sur leurs genoux.
Y a ceux qui restent près de la porte et ceux qui se collent contre le mur.
Ceux qui retirent leur manteau et ceux qui se blottissent dedans.
Ceux qui m’appellent Madame pour bien accentuer leurs dires :
"JE VOUS JURE MADAME"
"VOUS SAVEZ MADAME"
Et ceux qui me sourient tristement.

Y en a même certains qui me plaignent, qui me souhaitent du courage de faire un tel métier, d’entendre autant d’horreur alors qu’eux-mêmes sont couverts d’hématomes.

Certains viennent me dire voilà je suis venu, je laisse une trace
D’autres tentent de voir ce que j’écris en face d’eux quand ils me parlent.
La jeune fille violée en entrant, elle a vu sur mon papier A4 blanc « VIOL PAR INCONNUS » et elle a souri tristement en s’asseyant juste en face de moi. Je m’en suis voulu. Mais j’ai continué à noter.
Certains essaient de lire en levant la tête discrètement pour voir de loin, certains sont stupéfaits que je connaisse leur nom alors qu’il est écrit sur le certificat, et d’autres me sourient quand j’appelle leur enfant par leur prénom.

C’est toujours la femme qui parle, toujours.
L’homme n’est jamais assis en face de moi, il est en décalé, ou parfois il ne rentre pas, comme absent…
Parfois il parle mais alors il ne parle qu’avocats, assurances… Pas de souffrance, pas de ressenti…

Certains sont doux, gentils et d’autres me dévoilent une mauvaise facette, virulente, agressive, raciste :
"LA JUSTICE CETTE CHIENNE"
"VOUS SAVEZ CES JEUNES LA… PAS DES HUMAINS ! DE LA VRAIE RACAILLE !"
Je les regarde, je les regarde, je les dissèque, je ne les quitte pas du regard même quand je prends des notes… je note sans voir ce que je note… toute une technique…
J’acquiesce, leur dit d’écrire au Procureur de la République, de se plaindre, leur donne des adresses et même des lettres types, gueulez, clamez, libérez-vous !
Je m’insurge avec eux, je les écoute, je leur souris, et leur tends même des mouchoirs.
"LA POLICE… PFFF… ON A PLUS PEUR D’EUX QUE DES JEUNES DE LA CITE"
Je ne peux empêcher un sourire amer… Pas le droit de les critiquer les officiers, les brigadiers… mais merde…

Ils s’excusent quand ils disent des gros mots
Ils s’excusent quand ils pleurent
Certains visages me restent et d’autres disparaissent.
Certaines histoires me troublent et d’autres ne me reviendront jamais.

J’ai parfois eu envie de pleurer, j’avais mal pour cette personne.
Mais je tiens droite, je suis une professionnelle du Droit moi, alors je parle de Droit…
Je suis curieuse, c’est une nature mais pas envie de me bousiller l’envie de vivre, je demande le moins de détail possible pour les soulager, pour me soulager…

J’ai eu envie de rire parfois, j’avais mal pour cette personne…
Cet homme qui a épousé une cubaine au sang chaud qui le mord quand il parle trop longtemps avec une autre femme…

Ils aiment bien regarder ce que je fais, y a ceux qui regardent tout et qui arrive à dénicher une petite voiture miniature pour enfant dans le pot à stylo
Et y a ceux qui regardent la porte tendant à s’en aller, fuir, fuir…
"C’EST BON, C’EST FINI, JE PEUX PARTIR ?"

Un coup de pioche en guise de café du matin
En plein pendant mon sandwich, une gamine touchée par son grand-père
Pour le café d’après manger, la femme sodomisée
En guise de digestion, des voisins qui se fracassent
Après une clope, une tentative de viol sur une personne âgée
Des piétons renversés qu’ont vu le paradis avant de retomber sur le pare-brise
Et en fin de journée, un beau jeune homme qui me donne envie de rougir
Et des femmes battues, des femmes battues, des femmes battues…

Des enfants…
Qui refusent de parler
Des adolescentes…
Qui versent des larmes discrètes
Ceux qui veulent que ça aboutisse à tout prix
Ceux qui ne veulent pas entendre parler de procès
Et ceux qui veulent savoir combien d’argent ils vont pouvoir demander

Des jeunes rackettés, des parents dépassés, et des représailles qui pointent leur nez cassé…
Y a celui dont le sphincter a lâché en pleine rue de Paris pendant une bagarre et qui s’est chié dessus
Une mère dont le fils de 35 ans, alcoolique, lui taxe de l’argent, la bat, lui crache dessus et cherche à la tuer
Ceux qui sont gênés mais qui avouent que bon il l’avait un peu cherché

Y a les accents des personnes, et mes tentatives pour voir de quel pays ils sont originaires…
Y a cette femme battue à l’accent brésilien si charmant
Ceux qui rougissent quand je demande s’ils sont mariés et ceux qui tentent de me draguer, genre c’est l’endroit, genre c’est le moment…
Lui : "J’ESPERE A BIENTOT"
Moi : "JE NE VOUS LE SOUHAITE PAS"

Y a ces constats qui me tombent dessus en pleine journée, en plein mots croisés : Je ne savais pas qu’y avait autant d’alcoolos quand même !

Y a ceux qui pensent que je suis psy et viennent me dire
"JE VAIS BIEN MERCI"

Et ces viols qui me mettent toujours mal
Ces viols que je redoute plus que tout, plus que tout
Ces viols où je me sens toujours conne
Inutile
Franchement inutile

Y a du vol à l’arraché, beaucoup, et le réflexe de ne pas lâcher le sac qui fait qu’on est traîné sur plusieurs mètres et qu’on fait peur à voir après…
Mais y en a toujours moins que de la violence conjugale

Ya MSN qui n’est pas de bons conseils et qui provoquent de mauvaises rencontres

Des hommes infidèles, des femmes qui deviennent hystériques, des braquages à main armée, des personnes perdues en procédure, noyées dedans et cet homme qui pleure devant moi en me demandant "VOUS AVEZ DES ENFANTS MADAME ? ON EST CAPABLE DE TOUT POUR SON ENFANT…" il s’essuiera les yeux en tournant le visage pour que son fils qui joue avec son camion miniature sur mon bureau ne le voit pas pleurer

Et puis ce viol qui va me rester dans le bide un moment encore…
Jusqu’au prochain…

3 commentaires:

Carine a dit…

c'est bouleversant ! on se demande comment c'est possible, que l'homme soit un tel loup pour l'homme... comment en est on arrivés là ?? je te trouve vraiment très forte d'affronter quotidiennement ce mauvais coté de l'humanité ! moi je serais surement en train de pleurer à chaque dossier.

Unknown a dit…

Malgré les difficultés de tous les jours c'est un beau métier.rendre service aux gens, donner de soi-meme pour avoir un sourire à la fin de consultation est aussi un beau cadeau.

Anonyme a dit…

Je l'avais déjà lu.Toujours aussi marquant.on ressent toute la palette de tes émotions.Et ce courage de pouvoir endurer tout ça.Continue d'écrire!!!
querido